Mardi 20 juin au King Kong Klub,
France-Algérie, 1:1

Il y a du monde ce soir-là , mardi 20.06 au King Kong Klub et peu importe le mondial. Tout le monde attend la performance des artistes invités sur cette « scène franco-algérienne » ouverte par la Sprach- und Kulturbörse de la TU à des artistes liés plus par leurs sensibilités et leurs expériences artistiques que par la langue ou la géographie. Il s'éponge le front après « l'Auvergnat » (une chanson qui m'arrache décidément toujours une petite larme), et c'est vrai que les spots du King Kong, avec la chaleur qu'il fait, lui en font voir de toutes les couleurs, à Jacques. Mais le public ne le laisse pas s'en tirer à si bon compte. Séduits par ses interprétations précises et pleines d'énergie de Ferrat, Brel, et Brassens, on commence à réclamer « Nathalie », du côté algérien. Une petite hésitation pour la forme - et aussi parce qu'il fait vraiment chaud sous les spots rouges du café , et Jacques d'entonner le premier couplet de la chanson de Nougarot. On ne se contente pas de l'accompagner au chant à droite de la scène, quelques uns c'est sûrement des Français, pensé -je au fond de moi sans rien en dire à mes voisins, et même des purs et durs, des nostalgiques, des poétiques, se mettent à danser avec des allures théâtrales (il faut dire que la voix de Jacques s'y prête merveilleusement) tandis que les autres se contentent de se balancer d'un pied sur l'autre en frappant des mains. Bref, une bonne entrée en matière. Merci Jaques, le public est chaud, beau travail, on va passer au deuxième set.

Et là , je regarde en direction de la scène et qu'est-ce que je vois ? Que des sourires, des émotions, et encore des sourires, et toujours plus d'émotions. Tout à gauche – il est penché sur son sampler à côté de sa contrebasse et tout ce qu'il y a de concentré , Adam lève les yeux sur Zakaria, et il lui sourit. Nous, on flotte sur le groove du premier morceau histoire d'entrer dans l'ambiance, pour l'instant c'est Adam qui mène notre barque, et on sourit aux musiciens.
Zakaria enchaîne, même s'il a les yeux fermés, et offre un grand sourire d'émotion pure (oui, oui, j'ai bien dit émotion pure, que m'importent les clichés) à Miloud tout en vibrant tout entier avec son guembrie. Nous, on vibre avec lui et on le suit partout où il nous emmène, avec le guembrie, la voix ou la guitare, qu'on sache ou non qu'on écoute, justement, ses créations.
Messabihi, lui, relève les coins de la bouche en regardant en l'air et son petit sourire balaye la scène de gauche à droite et de droite à gauche pendant qu'il manie l'accordé on et la derbouka. C'est tellement intense ce sourire minimal, qu'on se demande comment il arrive à conserver toute sa dextérité en même temps. Mais Miloud semble savoir faire beaucoup de choses à la fois, avec une maîtrise parfaite, s'il vous plaît. Nous, on ne maîtrise plus rien, ni nos mouvements qui suivent le rythme, ni nos émotions qui suivent la mélodie. Et par moments on ne sait plus si on écoute du gnaoua, du kabyle, du reggae ou de l'électro, ou peut-être tout ça à la fois, ou au contraire rien de semblable. Les interprétations se mêlent aux compositions, les genres n'existent plus, les frontières et les casiers non plus. Les vagues de l'écran de fond nous submergent en même temps que la musique.
A côté de Miloud et baigné dans la lumière rouge qui enflamme la scène, Fuasi pose un sourire très cool sur l'assemblée, plein de plaisir de faire partie de ce projet, plein du jazz expérimenté de son saxophone, plein de mélodie. Nous, eh bien, on sourit toujours, on va bientôt en avoir des crampes aux mandibules.
Et sur le haut tabouret, sur le devant la scène, c'est Mokhtar qui nous sourit à nous, le public. Au moment où je le regarde, il interprète Idir et sa voix nous enveloppe. On se laisse envelopper avec plaisir par toute cette douceur, et on danse, on chante, on applaudit, on sourit. On fait tout à la fois.
Comme tout le monde est au bord de la transe, on en oublierait presque que la performance vidéo qui se joue sur l'écran derrière les musiciens ne se fait pas toute seule, bien qu'elle semble faire tout naturellement partie du show. Alors je jette un petit coup d'œil en coin sur Véro qui est aux commandes, derrière les spectateurs-danseurs-transeurs, histoire de vérifier que ce n'est pas une apparition surnaturelle. Regard fixé sur l'écran, transitions précises, images de mer, de pluie, l'abstrait qui s'insinue sans pré venir dans les scènes filmées. Le travail de Véro, c'est la cerise sur le gâteau, le petit plus qui nous fait toucher la beauté .
C'était GnawArt Project, et qu'on le croie ou non, c'est la première fois que les artistes de ce projet sont réunis sur scène dans cette constellation. Espérons ne pas devoir attendre trop longtemps jusqu'à leur prochaine représentation.

Avec toutes ces émotions, on se dit que les poèmes de Missoum, interludes entre les morceaux de GnawArt, pourraient bien être la goutte d'eau qui va faire dé border nos glandes lacrymales. C'est qu'en plus, il y va fort : « Poussières de Juillet » de Kateb Yacine pour commencer, et toutes les gorges se serrent. « Mère Africa » de Tahar Djaout, on s'essuie discrètement les bords des paupières. Et il en rajoute encore  avec deux de ses propres poèmes : « Algérie » et « Ma mère », qui donnent le coup final, après tout y a pas de mal à pleurer, on a bien le droit d'être sensible. D'ailleurs, Missoum est un orateur né , comme les vrais, ceux des temps passés.
Son visage bouge avec les mots, et c'est tout en mouvement qu'il interprète les poèmes.

Si je me mets encore à parler de la troisième partie de la soirée, je me demande si tout ça sera crédible pour ceux qui n'étaient pas au King Kong Klub ce soir-là . Mais le fait est que ce n'est pas encore fini... Une pause pour se remettre les idées en place avec une petite bière, et voilà la scène à nouveau investie.

Autre groupe, autre style, c'est Lamine, Hanan, et encore Miloud (infatigable, ce Messabihi, aux percussions) du groupe El Andarab qui reprennent le public en main. C'est vrai que personne ne voulait vraiment que ça s'arrête. Donc Lamine chante son répertoire malouf, voix puissante, oud en main, en exhortant ceux qui chantent déjà à danser et ceux qui dansent encore à chanter. Ca fait son effet, à la fin tout le monde s'y met ! Et les sourires sont toujours aussi larges. Hanan nous envoûte : chants orientaux, voix pure et main sûre sur le canoun.
On est en voyage. Tout le monde danse et la soirée ce termine lentement, au gré des improvisations d'invités qui nous offrent de petits morceaux de leur talent jusqu'à extinction des feux.

Un bel épilogue à cette rencontre. Une belle rencontre tout simplement, et une soirée qui montre que les amitiés et les mélanges impossibles en politique et à l'échelle de nos sociétés sont déjà réels en musique. Rien de plus, rien de moins. Que des sourires et des émotions. On rentre le cœur battant et la tête remplie de toute cette vraie vie.

Hélène, 29.06.06

Ont rendu cette soirée possible:

les artistes   :
Jacques Poquet: guitare, voix
EL ANDARAB:
     Lamine Belala: guitare, oud, voix,
     Hanan El-Shemouty : canoun, voix
GnawArt Project et leur invité Boumedienne Missoum: poésie.
La Sprach- und Kulturbörse de la TU Berlin : organisation
Le King Kong Klub Les invités surprise et le public